La passion du Comte – extrait


Chapitre 1

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Les orgues retentirent sous les voûtes. L’assistance fit silence dans l’abbaye royale de Westminster. Lord Alexander Westlake, huitième comte de Lichfield et son témoin, le capitaine John Graham, se tournèrent pour regarder entrer la future mariée au bras de son père. Ils ne virent guère qu’un immense voile de dentelle blanche enveloppant des brassées de soie crème. Avançant à petits pas, avec toute la majesté exigée par les lieux et les circonstances, miss Cassandra Seymour se dirigeait vers eux.

Elle va mettre une heure pour arriver jusqu’ici, ironisa le fiancé.

Prenant son mal en patience, Alexander croisa les mains devant lui. Après tout, ce n’était que la première étape du long chemin de croix que représentait cette journée pour lui.

— Maintien élégant. Démarche altière. Port de Reine. D’ici, elle m’a tout l’air d’un fort joli bibelot, chuchota à sa seule attention Graham. J’ai hâte de voir ce que cache le voile.

Le comte de Lichfield dut retenir un sourire. Son meilleur ami avait raison, Cassandra était charmante.

— Ma fiancée est très belle, certifia-t-il. Quitte à m’encombrer d’une épouse, autant qu’elle soit agréable à regarder, non ?

— J’en conviens.

Graham était arrivé le matin même de Plymouth où était cantonné son régiment. Avec difficultés – à cause des rumeurs de guerre –, il avait réussi à obtenir une brève permission pour pouvoir assister à ce mariage qui avait un si grand retentissement. Son ami Alexander, titré, jeune, riche et convoité par toutes les mères de demoiselles à marier de l’aristocratie britannique, qui avait toujours mené ses affaires avec discrétion et préservait ses secrets avec un soin jaloux, n’avait clairement pas prévu que son empressement à convoler avec la jolie miss Cassandra Seymour, « la perle de la saison » comme la surnommait le Times, ferait de tels remous dans le beau monde et intéresserait les foules qui rêvaient de cette union ressemblant à un conte de fées. À son grand regret, John Graham n’avait pas encore été présenté à l’héroïne du jour. Même à cette distance, la jeune fille affichait une belle silhouette, alliant une taille fine qui ne devait pas grand-chose à son corset et une poitrine pleine. Jetant un coup d’œil de biais à Alexander, il hésita avant de demander :

— Est-ce que tu lui as dit ?

— Quoi ?

— Tu sais très bien de quoi je parle ! rétorqua Graham faisant attention de ne pas monter le ton.

— Je n’en voyais pas l’utilité, répondit le comte.

— Tu aurais dû.

Ils se turent, la future mariée approchant enfin des marches qui séparaient la nef du reste de l’édifice. Elle les franchit avec grâce malgré la lourdeur de ses jupes. Symboliquement, Sir Seymour – simple chevalier, fils cadet du désargenté vicomte Lawson, mais ayant eu la riche idée d’épouser une femme fortunée – remit la main de sa fille unique et chérie à son fiancé et, à la surprise de Graham, Alexander sourit à la jeune fille. C’était un sourire lumineux et sincère comme il lui en avait trop rarement vu au cours de leur vie.

Ils prirent tous place et l’office commença, long et pompeux. Comme toujours lors du mariage d’un pair du royaume, les membres du clergé se sentirent obligés d’en faire plus, d’en faire trop. Les lectures saintes s’étirèrent en longueur. Le sermon de l’archevêque sur l’importance de l’aristocratie dans la gloire de l’Empire britannique, glorifié par Dieu, fut soporifique et sans le moindre rapport avec le sacrement d’un mariage.

Quand, après plus de deux heures et demie de messe, arriva enfin le moment de l’échange des consentements, le « je le veux » du comte de Lichfield fut prononcé d’une voix forte et claire, alors que celui de miss Seymour fut timide et murmuré.

Alexander glissa ensuite au doigt de sa nouvelle épouse l’anneau nuptial. Il releva son voile, révélant son visage pâle d’émotions – et sans doute de fatigue –, avant de l’embrasser chastement.

Seigneur, songea John Graham en les observant.

Son meilleur ami était inconscient. Une jeune fille tout juste sortie du pensionnat ne pourrait pas faire face à… certaines choses. Cette union risquait de courir à la catastrophe. La cérémonie se poursuivit par la signature du registre. Puis le nouveau couple se tourna vers la foule et il commença à descendre l’allée, suivi par leurs témoins. Graham dut offrir son bras à une peu avenante demoiselle d’honneur lui faisant les yeux doux, et leurs familles quittèrent lentement les premiers rangs.

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Mon époux, se répéta Cassandra tout en regardant furtivement et amoureusement le comte de Lichfield.

Malheureusement, même ce doux sentiment ne pouvait lui faire oublier qu’elle était épuisée. Ses chaussures aux talons trop hauts lui blessaient les pieds. Les baleines de son corset la faisaient souffrir après toutes ces longues stations debout ou à genoux sur le prie-Dieu. Le froid humide du vieux bâtiment s’était infiltré entre ses dentelles et la soie légère. Elle devait se retenir pour ne pas claquer des dents. Chaque pas lui coûtait. La sentant sans doute chanceler, son époux ralentit.

— Vous sentez-vous bien ? demanda-t-il avec sollicitude.

— J’ai froid, admit-elle.

— Il y a un plaid dans la voiture. Vous pourrez vous réchauffer le temps que nous arrivions à la résidence de mon parrain.

Cassandra retint un soupir de soulagement. Spontanément, elle aurait eu envie de dire à son mari qu’elle avait des crampes d’estomac… mais cela aurait été malséant. Elle n’aurait déjà pas dû admettre son inconfort.

Une lady ne doit pas parler de ces sujets, s’admonesta-t-elle.

On le lui avait assez souvent répété.

Arrivé sur le parvis de l’abbaye, le jeune couple s’immobilisa sous le soleil printanier. Le temps était doux et chaud pour un mois de mars. Cassandra vit dans ce ciel radieux et sans nuages un présage favorable pour l’avenir de son mariage. Avec patience, les jeunes mariés attendirent que leur famille les rejoigne. Obéissant aux ordres du photographe chacun prit place. Cassandra serra les dents et essaya de continuer à sourire. Elle avait besoin de s’asseoir. Le poids de sa robe cumulé à la fatigue devenait difficile à supporter. Sans le bras solide du comte la soutenant avec discrétion et fermeté, elle aurait déjà trébuché et se serait effondrée.

Poser… Ne pas bouger… Recommencer…

Enfin, le photographe s’estima satisfait. Le couple put se diriger vers le somptueux attelage constitué de quatre chevaux noirs et d’une berline fermée frappée aux armoiries du marquisat de Dorcester qui les attendait. Le comte offrit sa main à Cassandra pour l’aider à monter dans le carrosse et, plutôt que d’attendre la camériste de son épouse, il l’aida à disposer ses volumineuses jupes et son voile autour d’elle, sur la banquette de velours rouge. Avec une gentillesse imprévue, il la drapa dans le plaid, un peu comme une enfant.

— Je vous remercie, chuchota-t-elle avec gratitude.

— C’est un plaisir, Milady, répondit-il.

Son mari s’installa en face d’elle, dans le sens inverse de la marche. Quelques instants plus tard, le capitaine Graham vint prendre place près de son ami, se retrouvant, lui aussi, les jambes coincées par les flots de soie de la robe de Cassandra. Un valet de pied ferma la porte de la berline.

— Capitaine John Graham, se présenta-t-il faisant fi du protocole qui aurait voulu que ce soit le comte qui l’introduise auprès de son épouse au rang de familier. Je suis enchanté de faire enfin votre connaissance, Milady.

— C’est un plaisir pour moi, capitaine, répondit Cassandra en lui tendant la main.

Il baisa galamment le bout de ses doigts, sans effleurer son gant. Son sourire le rendit sympathique à la jeune femme malgré son léger manquement aux bonnes manières.

— Il va y avoir une sacrée pagaille, dit-il en désignant la rue.

Des dizaines de calèches, buggys ou phaétons tentaient de s’extraire du monstrueux embouteillage, dans un capharnaüm de hennissement de chevaux affolés et de jurons des cochers.

— Voilà un mariage dont le quartier se souviendra longtemps, s’amusa le comte.

Leur voiture s’ébranla enfin, sous les applaudissements des badauds massés devant l’abbaye, venus voir cet événement mondain comme on va au spectacle. Le comte de Lichfield se tourna vers son meilleur ami, et les deux hommes commencèrent à discuter de la situation en Europe. Cassandra avait été éduquée en lady. Elle connaissait son rang et sa place dans la société. Alors elle se tut, se contentant de les écouter.

Elle aurait aimé que son mari lui porte un peu plus d’attention. La politique ne pouvait-elle pas attendre un peu ?

A suivre…

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