Le temps du Labyrinthe – Extrait


PROLOGUE

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— Clothilde, attends ! crie ma mère.

— Je suis en retard !

— Tu dois…

Boum ! Je claque vigoureusement la porte de la demeure familiale. Je dévale les marches du perron et monte aussi vite que je le peux dans ma voiture. Attitude téméraire et hautement acrobatique quand il faut composer avec une longue jupe droite – heureusement fendue –, des talons hauts et une Porsche avec ses sièges baquets. Je démarre sans attendre et me garde bien de décrocher quand mon téléphone portable se met à carillonner. Je prétendrai avoir oublié d’enclencher le Bluetooth de la voiture et ne pas avoir entendu la sonnerie avec le ronflement du moteur. Ma mère fera semblant de me croire, cela nous épargnera une nouvelle dispute.

En m’engageant sur la voie rapide, j’accélère. J’adore le ronronnement de mon bolide. Mon père me l’a offert pour mes vingt ans. Une folie dont ma mère ne s’est toujours pas remise. Encore une chose qu’elle me reproche. Comme si l’achat de ma voiture avait pu compromettre les finances familiales. Mon père est PDG d’une grosse entreprise de cosmétiques et ma petite maman chérie, une ex-miss France, se la coule douce à la maison depuis bien avant ma naissance.

Je pousse la sixième, il n’y a jamais de radars dans ce secteur et 180 km/h c’est à peine une vitesse d’escargot pour mon bolide. J’essaie de ne pas penser à ce qui se produira ce soir quand ma mère sera là à m’attendre dans le canapé avec son air de dame patronnesse outragée et qu’elle va recommencer à me sermonner :

— Clothilde, tu dois aller rendre visite à ta grand-mère. Elle ne sera pas éternelle. Elle ne t’a pas vue depuis trois mois.

« Et alors ? » devrais-je me retenir de répondre.

Ma grand-mère est gentille, mais elle a quatre-vingt-cinq ans. Sa conversation se limite à ses géraniums, à ce que lui a dit sa voisine, à ce que son voisin plante dans son potager et à ses merveilleux souvenirs de l’époque où mon héroïque grand-père, le vétéran décoré de la Deuxième Guerre mondiale, était encore vivant. Une vie entière passée à la campagne, ça laisse des traces sur l’ouverture d’esprit et le nombre de centres d’intérêt. Ma mère ne veut pas comprendre à quel point je m’ennuie quand je suis obligée d’aller là-bas. Elle voit toujours la maison de son enfance comme le paradis sur terre, alors qu’en réalité, il s’agit d’une vieille bicoque où les fenêtres sont des passoires thermiques et où seul un miracle fait que le toit ne fuit pas plus souvent. Autrefois, j’aimais aller jouer dans le jardin et me faire dorloter par les amis et voisins de papy et mamie qui trouvaient la petite Clothilde trop mignonne. Mais j’ai passé l’âge de grimper dans les pommiers. Donc à part écouter ma grand-mère radoter en buvant du mauvais café lyophilisé, il n’y a rien pour moi là-bas.

À tout cela, il faut bien sûr ajouter les trois heures de trajet, aller-retour, dont la moitié sur des routes départementales qui mettent à la torture les amortisseurs de ma voiture et, une fois sur place, l’absence de réseau qui coupe toutes chances de communication avec le monde civilisé. La sortie de l’autoroute s’annonce enfin. La Porsche slalome avec aisance autour du rond-point, et sa puissance me permet de doubler les traînards qui encombrent la chaussée.

— Feu rouge ! Je vais vraiment être en retard cette fois.

Je pianote sur le volant en cuir et je sens que je commence à m’énerver. Je suis obligée de klaxonner le caramel mou devant moi qui lambine à redémarrer. La chance n’est définitivement pas de mon côté : cinq cents mètres plus loin, c’est le passage à niveau qui est en train de se fermer.

— Mais je suis maudite !

J’ai hurlé tellement fort que ma voix a couvert un instant la musique que le système audio haut de gamme déverse dans l’habitacle. Je vais au brunch de printemps de mon club de golf qui est le plus coté de France. Cette année, j’ai été élue « Reine du club ». C’est un titre ridicule, mais c’est un peu comme celui de Miss France, il permet de rencontrer beaucoup de monde – du « beau » monde –, pour se constituer un carnet d’adresses et un bon réseau pour le futur. Je dois absolument être à l’heure pour les photos avec les dirigeants, mais aussi avec les meilleurs joueurs professionnels de la planète qui ont fait le déplacement pour le master série. Ils drainent dans leur sillage leurs groupies – aucun intérêt – et leurs sponsors qui eux sont ma cible pour préparer mon avenir.

Je ne peux retenir un sourire sarcastique à la pensée de la tête que va faire cette pimbêche ridicule d’Anne-Cécile, cette gourde qui espérait que l’argent de son père – patron d’une entreprise d’armements à la réputation assez douteuse – ainsi que sa propension à écarter les cuisses lui permettraient de tout obtenir dans la vie sans jamais avoir à se servir de la masse spongieuse et indéterminée qu’elle a entre les oreilles. Pour l’élection, cette bécasse s’est même fait refaire le nez et regonfler les seins – pour la troisième fois ! À 23 ans, j’ai la chance d’avoir une beauté naturelle que je tiens de ma mère – merci l’ADN –, et un petit charme piquant et drôle qui me vient de mon père. Mieux encore, j’ai réussi haut la main mes examens de master en communication et marketing. Grâce aux relations de ma famille, dès septembre, je commencerai le job de mes rêves dans une prestigieuse boîte d’événementiel à Paris. Mais avant, j’ai bien l’intention de partir me délasser trois merveilleuses semaines aux Maldives dans un hôtel de grand luxe avec tous mes amis de promotion.

Nouveau virage serré. Rétrogradage, reprise d’accélération. En lançant la voiture à l’assaut de la nationale, je réfléchis à tout ce qu’il me faudra faire en rentrant de vacances. Pour commencer, vider ma chambre à la maison et faire comprendre à mes parents qu’il n’est plus question que je passe un week-end sur deux chez eux. Cette fois, c’est l’émancipation, ma mère devra me lâcher. Je dois aussi embaucher un décorateur. Le look étudiant de mon loft ne convient plus à mon statut. J’ai besoin de quelque chose de plus adulte, de plus classe. Ma garde-robe va d’ailleurs subir la même transformation. Je compte bien organiser des soirées avec mes nouveaux collègues, tous des habitués de la vie nocturne parisienne. Il faudra que tout soit à la hauteur de mes ambitions pour que je m’intègre rapidement.

Plus que quatre kilomètres… et cinq minutes avant d’être officiellement en retard. J’engage la Porsche dans l’avenue sans ralentir. De loin, je vois un attroupement.

Zut, la sortie de l’école !

Au lieu de freiner, je klaxonne pour signaler mon approche. Ces ménagères et leurs marmailles vont bien comprendre. Elles vont se pousser.

Tout arrive vite, très vite, trop vite…

L’enfant surgit d’entre deux voitures. Je donne un coup de volant, tout en écrasant le frein. Je veux de toutes mes forces l’éviter. J’entends le bruit terrible du petit corps qui heurte la carrosserie. En une seconde, je me dis que je dois m’arrêter, mais que je n’ai pas le temps, et surtout, que je n’ai pas envie d’assumer ma monstrueuse responsabilité. Le destin règle le dilemme à ma place. Le coup de volant a mis la voiture en glissade et la route est mouillée. Malgré un contre-braquage désespéré et une reprise d’accélération, mon bolide s’encastre dans un bruit de métal hurlant et de verre désintégré contre le bus scolaire – vide – garé le long du trottoir. L’airbag m’explose à la figure.

Une douleur atroce transperce mon corps. Je perds conscience.

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Chapitre 1

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Ouille… Ma conscience s’éveille au son de ma voix. Pourtant, cela n’a guère été qu’un pauvre murmure rauque et éraillé sortit de ma gorge en feu. Un gémissement suit. J’ai mal, affreusement mal… partout. J’ai la sensation d’être passé sous un camion. À cet instant, ma mémoire se réveille. En fait, je me suis pris un bus de plein fouet. Et j’ai tué un enfant la seconde d’avant ! Un hoquet m’échappe dans un raclement douloureux sur mes cordes vocales, alors que des sanglots menacent de m’étouffer. La culpabilité me tombe dessus comme une chape de plomb.

Mourir, c’est tout ce que je mérite.

Il faut plusieurs essais à mon corps – qui lui veut vivre – pour reprendre sa respiration. Avec le retour de l’oxygène dans mon cerveau, je retrouve un semblant de lucidité. Prudemment, je tente de bouger et à, ma grande surprise, mes doigts répondent à mes ordres, mes poignets et mes orteils aussi. Chaque muscle, chaque articulation me fait mal, comme une vieille courroie usée qui couine dans une poulie rouillée. J’ai la sensation que ma boîte crânienne est trop petite et que ma cervelle va exploser. Sans réfléchir, je roule sur le côté. Un nouveau gémissement de douleur, long, plaintif, résonne à mes oreilles. Il me faut deux secondes pour comprendre que c’est de moi qu’il vient d’échapper, que c’est de ma gorge brûlante qu’il est sorti.

Je bouge très lentement : ce serait idiot que je tombe si je suis sur un lit d’hôpital comme cela m’est arrivé à huit ans, après mon opération de l’appendicite – un bras cassé, deux mois plâtré. Mais rien ne se produit. Étonnée, je me rends compte que je n’entends aucun bruit autour de moi. Juste un silence assourdissant. Peut-être est-ce la nuit ? Je n’ai qu’un seul moyen de le savoir, de découvrir où je suis et de faire face aux conséquences de mes actes. Je regroupe les lambeaux de mon courage et j’essaye d’ouvrir les paupières. Impossible, mes cils sont collés. Maladroitement, je lève la main. Je note qu’aucune entrave n’a retenu mon geste. Je n’ai donc pas de perfusion sur ce bras. Je me frotte les yeux. La sensation est étrange : c’est comme si j’avais du sable sur le visage et que les grains roulent sous mes doigts. Se pourrait-il que je sois encore dans l’épave de la voiture, au milieu des débris ?

Mais dans ce cas, pourquoi je n’entends pas les sirènes des pompiers ou de la police ? Je flotte dans la confusion la plus totale. Arc-boutant ma volonté, je réussis enfin à forcer mes paupières à se décoller – dans un arrachement douloureux de cils – et à s’ouvrir. Et là, l’univers rationnel entre en collision avec ce que je vois.

Je suis en train de buguer… Je fais forcément erreur.

Mes yeux me disent que je me trouve dans un endroit sombre, inquiétant et que, si je suis si mal, c’est parce que je suis couchée par terre. Mon esprit flottant dans un brouillard épais et confus, j’en viens à me demander si je peux faire confiance à mes perceptions, si je ne suis pas en plein délire. Je tente de me concentrer. Ma tête tourne. Je n’arrive pas à fixer mon attention.

Respire… comme au yoga. Respire lentement.

Il me faut de longues minutes avant que mon cerveau ne retrouve suffisamment d’oxygène et de lucidité pour analyser les images qui lui parviennent. Et cette fois, je me sens définitivement perdue. Ce que je vois est incompréhensible. Je referme les yeux pour tenter de me raisonner. Je serre les paupières à m’en faire mal, réussissant à prendre ma tête entre mes mains pour comprimer mes tempes et essayer d’empêcher ma cervelle d’imploser. Instinctivement, je me roule en boule. Brutalement, les souvenirs de l’accident, du bruit abominable du métal froissé, de l’explosion des airbags et de la douleur atroce dans ma poitrine m’assaillent, mais ce n’est rien à côté de la culpabilité d’avoir tué un enfant qui me submerge jusqu’à me faire suffoquer de nouveau.

Je veux mourir.

A suivre…


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