Tiger – Entre ses griffes – extrait


Chapitre 1

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Cette route est désespérément déserte. À perte de vue, il n’y a personne. Je n’ai croisé aucune voiture, pas le moindre camion, depuis plus d’une demi-heure. Autour de moi, encadrant l’interminable ruban d’asphalte, les immenses forêts de l’Arkansas s’étendent, denses, épaisses. Si j’étais claustrophobe, je me sentirais mal. Les arbres s’agitent toujours autant, secoués par un vent violent.

Fermement agrippée au volant pour tenir la trajectoire, je ne peux qu’espérer que la pluie ne recommence pas à tomber. En début d’après-midi, un déluge s’est abattu sur la région rendant la visibilité nulle et noyant la chaussée. Il m’a contraint à m’arrêter sur le bas-côté et m’a fait perdre une heure.

Dylan va être furieux. Il est évident que je serai en retard pour le dîner avec nos familles. Encore une fois, il va râler que je refuse de prendre l’avion, me reprochant ma phobie des transports aériens – comme si je pouvais la contrôler !

J’en suis là de mes pensées quand je remarque un petit bruit provenant du moteur de la voiture. Un très léger sifflement qui ne me paraît pas trop alarmant, du moins au début, car il monte en puissance et devient suffisamment fort pour dominer le concerto de Mozart que l’autoradio joue en sourdine. J’aime la musique classique lorsque je conduis sur de longues distances, ça me détend. Par prudence, je lève le pied et coupe le son. C’est symbolique, je n’y connais rien en mécanique. Je dois bien admettre que cela ne m’intéresse absolument pas. Ma sœur, Jesse, la future ingénieure en aéronautique, se moque assez de moi et de ma tête dans les étoiles. Mes compétences se limitent à faire le plein et à prévenir mon père dans tous les autres cas de défaillance d’un des véhicules de la famille.

Le sifflement se transforme en claquement inquiétant. Pourtant aucun voyant ne s’allume. L’ordinateur de bord reste muet. J’hésite. Soit ce n’est pas grave, puisque l’électronique ne détecte rien, soit c’est tout le contraire. Je décide d’aller jusqu’au sommet de la côte et de m’arrêter sur la zone dégagée que j’entrevois au loin. Seulement, la Lexus décélère sans mon intervention, perdant son élan au fur et à mesure que la route s’élève.

— Allez, grimpe !

J’atteins mon objectif avec difficultés et au ralenti. Le moteur cale à la seconde où j’active le frein à main. Malgré plusieurs essais, il refuse de redémarrer.

— Je suis dans la panade.

Ma voix résonne étrangement dans le silence de l’habitacle. Je tire sur la poignée de déverrouillage du capot dans l’intention de jeter un œil. J’ouvre la portière qui manque de me revenir en pleine figure à cause d’une violente rafale. Rappelée à l’ordre par mère Nature, je m’empresse d’enfiler ma veste en me tortillant sur mon siège avant de sortir de la protection de la voiture. Ça empeste le caoutchouc brûlé. Quand je lève le capot, un nuage de fumée noire m’agresse.

— Là, je suis même dans la mouise…

J’essaye de deviner ce qui ne va pas, mais c’est sans espoir. Je ne vois qu’un entrelacs de tubes et de câbles, de trucs et de machins à la fonction indéterminée pour moi. J’attrape mon portable, décidée à appeler mon père au secours. Le bip qui m’annonce que je suis hors réseau ne me surprend pas vraiment, mais m’agace profondément. Je retourne me mettre au chaud, priant que le système téléphonique de la voiture soit plus puissant et qu’il capte mieux. Sans résultat. Je suis perdue au milieu de nulle part, sans aucun moyen de communication.

Convaincue que je n’ai plus qu’à prendre mon mal en patience, et ayant définitivement fait une croix sur le dîner avec mon fiancé et nos familles, je sors un livre de mon sac et je me cale aussi confortablement que possible. Il finira bien par passer quelqu’un sur cette route.

***

Au bout d’une demi-heure, il me paraît évident que je dois revoir ma stratégie. Personne ne semble jamais passer dans cet endroit perdu. Mon côté pragmatique me dit que je ne peux pas risquer de rester toute la nuit dans la voiture à cause du froid qui a déjà envahi l’habitacle. Le moteur refusant de redémarrer, il est impossible de mettre le chauffage. Devant cette immensité boisée, j’en viens à me demander si je ne me serais pas trompée d’itinéraire, ce qui expliquerait pourquoi je suis naufragée au milieu d’un océan de collines, loin de toute civilisation. Je soupire, hésitant quand même à me lancer à l’aventure. L’Arkansas est un état sous-peuplé avec, à peine, trois millions d’habitants. On ne le surnomme pas The Natural State pour rien. Je pianote sur le GPS, espérant que la batterie de la Lexus a encore assez de puissance pour le faire fonctionner. Je suis obligée de me baser sur ma dernière position enregistrée. Je repère un hameau sur la carte, à environ trois quarts d’heure de marche. Je devrais pouvoir l’atteindre avant la nuit si je pars maintenant. Je me décide donc à abandonner la voiture.

Je me couvre aussi chaudement que possible. Descendant vers le sud du Texas, je n’ai pas prévu de tenues de randonnées. Ma valise contient surtout des tailleurs, des talons hauts et ma robe pour le dîner de Thanksgiving, demain soir. J’enfile mon seul pull sur mon tee-shirt, une paire de chaussettes épaisse et les baskets que j’avais pris à tout hasard, dans le cas où j’aurais eu le temps d’aller faire un footing. Je retire mes livres de mon sac en bandoulière pour l’alléger et y mettre ma bouteille d’eau ainsi que mes dernières barres de céréales. À l’ultime seconde, je me décide à emporter l’immense parapluie de golfeur que ma mère laisse dans le coffre. Il est encombrant, mais la pluie menace toujours.

Je m’assure que la voiture est bien verrouillée et que rien d’autre n’est visible que le mot que j’ai posé sur le tableau de bord indiquant « en panne » avec mon numéro de portable. Précaution bien inutile, vu qu’il n’y a pas de réseau dans ce no man’s land.

Je pars et je marche au milieu de la chaussée pour m’éviter de patauger dans la gadoue du bas-côté, et puis ce n’est pas comme si je risquais de me faire écraser sur cette route déserte. J’avance vite, pressée, mais aussi pour me réchauffer, car le vent transperce ma veste longue même si elle est en laine épaisse. J’espère toujours voir arriver un véhicule. Je ne suis pas d’une nature peureuse, mais je me sens de moins en moins rassurée. La voie bitumée n’est qu’une infime nervure au cœur de cette immense forêt sombre et touffue qui semble vouloir l’engloutir à tout instant. Les bêtes sauvages font du bruit dans les fourrés alentour, alors que la ramure des arbres gémit sous les rafales cinglantes. Les oiseaux volent étrangement bas, et les nuages noirs, lourds, plombent le ciel, bouchant l’horizon. Le tout forme un composé anxiogène que ne renierait pas un réalisateur de film d’horreur.

Il me faut un peu moins de trois quarts d’heure pour atteindre le hameau de cinq maisons en mauvais état et d’une station-service-garage-épicerie-élevage-de-chiens. Les animaux – des corniauds destinés à la chasse – se jettent avec agressivité sur le grillage de leur enclos à mon approche, le faisant méchamment trembler. Je passe le plus loin possible et m’empresse d’entrer dans la boutique aux vitres crasseuses dont la clochette au-dessus de la porte trahit mon arrivée.

Le plancher en lino date des années 70. Je manque de trébucher dans un sceau à moitié plein d’eau au milieu de la travée ; il y a une fuite à la toiture. Les murs sont lépreux et couverts d’affiches publicitaires qui remontent au moins à l’air Reagan. Pour la citadine new-yorkaise que je suis, ce genre d’endroit relève du cauchemar. C’est l’Amérique profonde – très profonde –, celle des red necks qui ont voté Trump en masse et qui, dans cette région sudiste, chantent encore la gloire du Ku Klux Klan et rêvent du retour des lois ségrégationnistes.

Le type derrière le comptoir me reluque d’une manière désagréable depuis que j’ai franchi le seuil. C’est une véritable caricature. Il porte une chemise à carreaux délavée d’une propreté douteuse, tendue sur un ventre énorme. Un bouton s’est arraché à la hauteur du nombril, laissant voir sa peau velue. Il a aussi enfilé un blouson sans manche, cadeau d’une marque d’huile de vidange avec laquelle il a dû coiffer les quelques cheveux qui lui restent, collés au crâne.

— Qu’est-ce que je peux faire pour la p’tite dame ? s’exclame-t-il avec une bonhomie qui sonne faux et fait s’agiter son double menton.

Il m’adresse un sourire jauni par le tabac, l’abus de café et le manque d’hygiène dentaire. Je m’approche de son comptoir et lis la plaquette « Buddy » épinglée sur sa chemise.

— Ma voiture est en rade. J’aurai besoin d’une dépanneuse.

— Z’êtes au bon endroit, ma poulette. Je suis le meilleur mécano du coin.

Je me retiens de répondre qu’il est le seul, et surtout de lui asséner que je ne suis pas sa « poulette », alors qu’il enchaîne :

— Je vais m’occuper de vous. Juste un instant, faut que je voie avec la taulière si elle peut gérer le magasin sans moi.

Vu le nombre faramineux de clients qui se bousculent dans cette échoppe, je suis certaine que la « taulière » devrait y arriver sans trop de problèmes. Sauf, peut-être, si c’est l’heure de son feuilleton, ce qui est possible, étant donné que j’entends brailler la télévision depuis là où je me trouve. Je regarde Buddy disparaître dans l’arrière-boutique et j’attends qu’il daigne revenir pour lui demander combien me coûtera ce dépannage de première classe. Une doctorante en astronomie, donnant des cours et animant des conférences universitaires, ça ne roule pas sur l’or, et je me refuse à quémander de l’argent à mes parents.

Je sors mon portable de ma poche, au cas ou… aucun signal. Il n’y a pas plus de réseaux dans ce trou paumé qu’un plein milieu de la forêt.

Au bout de longues minutes, attendant toujours que Buddy réapparaisse, je perds patience et commence à déambuler. Au détour d’un rayonnage, je repère un antique téléphone à pièces accroché aux murs du couloir menant vers les toilettes. Malgré l’odeur atroce qui m’assaille – et me coupe toute envie –, je me précipite avec espoir.

Cassé. Évidemment !

Les chiens qui n’avaient pas cessé de japper se mettent soudain à aboyer furieusement. J’ai même l’impression de les entendre hurler à la mort. Quelqu’un doit approcher de cet endroit maudit de Dieu. Un égaré, comme moi ?

J’aurai préféré.

Quand la porte s’ouvre, elle livre le passage, non pas à un, mais à huit hommes. À première vue, ce sont des chasseurs. Mais instinctivement, je me raidis. Quelque chose m’alarme dans leur comportement. Je range le portable que j’avais toujours à la main dans mon sac pour éviter de me le faire voler et, par prudence, je recule dans l’ombre d’un présentoir – derrière le rayon de chips dont une bonne partie est périmée depuis un demi-siècle. J’observe le groupe. Il me faut un moment pour comprendre ce qui cloche chez ces hommes ; ils n’ont pas des fusils, mais des armes automatiques de gros calibre du genre militaire. Ces mecs-là ne sont pas venus chasser le cerf. Ce sont des tarés qui jouent à la guerre et à se faire peur en s’organisant des stages commandos en forêt. À cet instant, Buddy réapparaît derrière son comptoir. De là où je me trouve, je le vois devenir blême. L’arrivée de ces types ne le réjouit pas.

— J’ai reçu votre commande, s’empresse-t-il de bredouiller. Je vais vous la chercher tout de suite. Ne bougez pas, je reviens… tout de suite… oui, oui, tout de suite.

Avec ses courbettes et son sourire faux, Buddy est obséquieux aux limites de la nausée. Il est clair qu’il est mort de trouille. Il disparaît une nouvelle fois dans l’arrière-boutique. J’ai la conviction que « la taulière » ne se montrera plus, même si elle écoute ce qui se passe : la télévision s’est soudain arrêtée.

— Eh, les mecs, regardez qui se cache là !

Surprise par l’exclamation, je me retourne d’un bond et me retrouve nez à nez avec l’un des hommes du groupe. Il est très jeune et, sous la casquette kaki, il m’observe de ses magnifiques yeux bleus d’une teinte exceptionnelle – sûrement capables de faire craquer n’importe quelle femme.

— Bien vu, Johnny B ! Salut ma poulette, s’écrie un deuxième type en s’approchant, me coupant toute chance de repli vers les toilettes puantes.

Autant le premier a l’air inoffensif. Il ressemble à certains de mes étudiants. Le genre gentil crétin rigolo pas encore sorti de l’adolescence. En revanche, l’autre a la petite quarantaine, il est très grand, sale, et il lui manque une des deux dents de devant. Il me fixe d’une façon qui me déplaît au plus haut point. Avant que je n’aie le temps de dire un mot – et de lui signifier que je ne suis pas sa poulette non plus –, je vois toute la meute m’encercler. J’ai soudain la très inquiétante conviction d’être devenue la proie de la chasse du jour.

— Z’êtes très jolie, m’dame, me complimente le plus jeune.

Il m’adresse un sourire juvénile qui se veut rassurant et révèle de belles dents blanches, en bon état.

— Merci.

J’ai répondu sans réfléchir, en resserrant ma prise sur la lanière de mon sac, et en me demandant comment je vais me sortir de cette situation.

— Vous feriez un brin de causette avec moi ? me propose-t-il. On n’a pas le câble dans le secteur, et je manque un peu d’infos sur ce qui se passe dans le reste du monde.

Il me sourit toujours, roulant un peu des mécaniques. Il peut se le permettre, il est baraqué pour un gars qui n’a sans doute même pas 18 ans.

— Qu’est-ce que vous désirez savoir ?

Je le vois jeter un coup d’œil au-dessus de moi, vers quelqu’un qui se trouve dans mon dos. C’est à ce moment que je réalise que le « gamin » me dépasse d’une bonne tête.

— Eh ! Mais ça ne va pas ?

Le type sans dent vient de m’arracher mon bonnet, libérant mes longs cheveux que j’ai eu la bêtise de ne pas attacher, mais de seulement torsader en dessous. Il me parcourt des yeux avec une concupiscence qui ne fait aucun doute. Un frisson d’alarme court le long de ma colonne vertébrale.

— Tu permets, je discute avec la dame, s’interpose le plus jeune.

Il se place entre moi et l’édenté. La tension monte dans le groupe. Les hommes se déplacent comme pour se mettre symboliquement du côté de celui qu’ils soutiennent. Le gamin se retrouve esseulé. Une nouvelle fois, il jette un coup d’œil de côté. Je repère celui qu’il regarde. J’ai la certitude que c’est son chef, mais je n’ai pas le temps de m’attarder sur cette découverte.

— Votre commande ! claironne Buddy en émergeant de la réserve.

À la seconde, il comprend qu’il a interrompu quelque chose. Il bégaye un truc vague et inaudible en posant le carton sur son comptoir. Je profite de la diversion pour me rapprocher de la porte de sortie.

— Où tu vas, poulette ? s’écrie l’édenté.

Il me saisit par le bras, le serrant me faire mal, même au travers de ma veste.

— Lâchez-moi, tout de suite !

Je tente de me dégager, mais sans résultat.

— Oh non ! Toi et moi, on va aller discuter dans l’arrière-boutique. Je suis sûr qu’on a plein de choses à se raconter.

J’essaye de nouveau de me libérer. Comprenant qu’aucun des autres hommes ne bronchera – trop occupés à ricaner –, je me tourne vers le boutiquier :

— Mais appelez le Shérif, vous !

Buddy me fixe un instant avec un air effarer, avant de s’enfuir aussi vite que son gros ventre le lui permet. Je me retrouve seule, face à ces types dont certains me bouffent à présent des yeux comme si j’étais un bout de viande après un mois de jeûne.

— Regardez-moi cette petite prétentieuse de la ville, ricane l’édenté. Elle se croit trop bien pour de vrais Américains.

Je tente de dégager mon bras, consciente que la situation est dangereuse. Mon sac le heurte. Il me l’arrache et le jette au loin. Hilare devant mes efforts inutiles, il s’incline pour essayer de m’embrasser. Sans même réfléchir, je lui balance mon genou dans les parties, de toutes mes forces. Pris par surprise, il me lâche et recule d’un pas.

Dans l’élan, je lui flanque un coup de parapluie en pleine tête. Un swing dont mon père aurait été fier. Le manche explose, et le sale type tombe à la renverse. Je n’attends pas la suite des événements. Je détale aussi vite que j’en suis capable.

Ces imbéciles de chiens aboient avec une rage décuplée quand je passe près de leur enclos.

A suivre…


Où le trouver ?

Disponible en e-book et grand format