Sur ta route – extrait


Chapitre 1

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Jour 1

Derek

Je fais le tour du bahut, vérifiant avec attention l’état des pneus, leurs structures et leur gonflage, mais également que les portes arrière de la remorque ont bien été closes et les scellés correctement posés par le représentant des affréteurs. C’est mon job, ma responsabilité. Je suis le conducteur de cet énorme attelage. D’un signe au chef de quai, je lui indique que tout est OK avant de m’exclamer :

— Roule ma poule !

Blague pourrie et parfaitement débile, mais j’avais parié avec l’une de mes sœurs que je la placerais au moins une fois sur ce voyage. La glace trois chocolats est pour moi. Il valait mieux que je la fasse à quelqu’un me connaissant – et qui confirmera à ma frangine que je l’ai dit ! –, habitué à mon sens de l’humour un peu particulier plutôt qu’à un client qui risquerait de me prendre pour un taré.

Par le marchepied chromé, je grimpe à bord du monstre mécanique qui va me servir de maison pour les sept prochains jours, un Kenworth W900.

Devant la beauté et la puissance de cet engin de combat, je trépigne d’impatience de prendre la route. J’ai pas mal bourlingué ces derniers mois, mais ce sera ma toute première traversée des États-Unis d’est en ouest. D’habitude, je remplace surtout les mecs qui font du transport local.

Je monte en grade !

Un sourire ironique m’échappe alors que je fixe mon téléphone sur le support du tableau de bord. Interdiction de se merder sur ce convoyage ou je vais entendre chanter la Traviata pendant des semaines. D’ailleurs, Gus Aldrey, le dispatcher national voulait un chauffeur plus expérimenté pour assurer ce transport. J’ai dû faire jouer mes relations – et pratiquer un poil de chantage – pour lui forcer la main et qu’il me laisse le volant de cette merveille.

— Je te préviens, gamin, pas de bagarre ce coup-là. Si tu termines encore en garde à vue, la boîte ne paiera pas ta caution.

— Je serai un ange, un vrai petit saint.

— Abruti de morveux !

Gus m’aime bien, mais il n’est pas démonstratif ! Il n’empêche que j’ai intérêt à respecter ma promesse et à me tenir éloigné des emmerdes. D’un autre côté, ce n’est pas ma faute si elles me trouvent sans que je les cherche. Derrière le siège conducteur, il y a la cabine que les routiers appellent la capsule. La lumière du plafonnier s’allume, éclairant un véritable studio de presque sept mètres carrés. La banquette du fond, qui fait face à la télévision, se transforme en un lit où deux personnes dorment sans problème. Sur le bureau escamotable, mon ordinateur et ma console de jeux m’attendent pour occuper les soirées libres sans traîner dans les bars où zone une population qu’on m’a ordonné d’éviter !

Avec la climatisation, le frigo et le micro-ondes, rien ne manque pour le confort du chauffeur pendant un long trajet. Je vérifie les placards, m’assurant une dernière fois que je n’ai rien oublié, à commencer par ma brosse à dents.

Les affaires du mec qui pilote d’habitude ce monstre sont dans le coffre, sous la cabine. Moose est sympa, mais on n’a pas vraiment les mêmes goûts. Sa collection de magazines érotiques et ses DVD pornos ne me manqueront pas. J’ai aussi viré ses draps et sa couette même si sa femme les avait lavés pour moi. Ma petite maman chérie – qui n’est pas ravie de me voir partir pour ce voyage – m’a préparé les miens avec amour. Comme ça, j’ai surtout la certitude que la moitié des putes du Midwest n’ont pas couché dedans, Moose n’étant pas un modèle de fidélité conjugale à ce qui se dit dans les couloirs de la compagnie D&D Wayne-Meyer, deuxième plus grosse entreprise de transport routier des États-Unis…

Tout a l’air parfait. Je me glisse derrière le volant. Le moteur de l’énorme truck se lance dans un rugissement à la hauteur de l’allure de la bête. Contrôler la pression des turbos et des différents circuits me prend un certain temps. C’est presque une check-list de pilote ! J’appelle le dispatcher de service :

— Ici le camion 122 en direction de Seattle, je démarre.

— OK, bon voyage.

J’enclenche la vitesse. Le monstre mécanique s’ébranle. L’envie me titille de mettre un gros coup de klaxon qui résonnerait de façon grandiose dans la structure métallique du bâtiment, histoire de partir en grande pompe comme les paquebots dans les ports.

Je me retiens pour éviter de commencer le trajet par une engueulade du directeur des entrepôts pour avoir flanqué une crise cardiaque à la moitié du personnel !

Le Kenworth attaque la route avec facilité alors même que la remorque est chargée au maximum de la limite autorisée. Je me régale d’être aux commandes d’une telle puissance. Mes parents disent que je suis un gosse qui s’éclate avec des jouets de grands. Ils n’ont pas tout à fait tort, mais j’ai le droit de m’amuser un peu avant de devenir complètement adulte avec tout un tas de responsabilités qui ne me font pas toujours franchement rêver…

La bretelle d’autoroute me permet de quitter cette belle ville de Charleston, dont le petit mec de Chicago que je suis a largement profité des charmes ces trois derniers jours. Pour commencer, direction Augusta en Géorgie où je m’arrêterai manger. Objectif : arriver à Atlanta, la capitale de l’État, dans la soirée pour un déchargement partiel de ma cargaison et un rechargement de matériel informatique.

Le trajet est calculé, presque minuté grâce au GPS, mais cela n’empêchera jamais les imprévus. Il y a des travaux sur l’Interstates 20. Il va probablement y avoir des bouchons. J’accélère pour atteindre ma vitesse de croisière. Le moteur ronronne divinement. J’adore !

Amber

La porte de la maison claque violemment derrière moi. En deux pas rapides, j’atteins cet imbécile de portillon grillagé à moitié rouillé qui résiste – comme d’habitude – quand je tente de l’ouvrir. Pas le temps de jouer, je lui balance un coup de pied rageur, contente de porter mes tennis. Il valdingue et je déboule à toute allure sur le trottoir. Par où partir ? Dans quelle direction ?

Le bus !

Il tombe bien. Je pique un sprint, traverse la rue en zigzaguant entre les voitures pour rejoindre la station, faisant de grands gestes au chauffeur pour qu’il m’attende. Un bref coup d’œil par-dessus mon épaule ne montre rien d’inquiétant. Il semble que personne ne se soit lancé à ma poursuite, mais je ne vais pas m’éterniser dans le quartier pour en être certaine. Je grimpe à bord toujours en courant, freinant à l’ultime seconde avant de sourire au conducteur – l’air de dire que tout est normal et que je suis juste en retard –, et validant consciencieusement mon titre de transport.

C’est la dernière trace que je laisse derrière moi. J’ai vu suffisamment de séries policières pour savoir comment on retrouve les fuyards. Je vais gérer…

Je m’affale sur une banquette en simili cuir, tout sauf confortable, posant mon sac à dos qui contient tout ce que je possède désormais dans ce monde à côté de moi. Tendue, aux aguets, il faut que je me calme et que je réfléchisse pour établir un plan solide. Je suis seule, sans aide, je ne peux compter que sur mon intelligence. Un soupir de soulagement m’échappe quand l’antique engin brinquebalant se met enfin en route. Ma décision est prise. Cette fois, je n’ai plus le choix, il n’y aura aucun retour en arrière possible.

Que Dieu me protège !

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Chapitre 2

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Jour 2

Derek

Je m’étire derrière mon volant.

Hier, ma première journée de conduite s’est déroulée tranquillement. J’ai quitté la Caroline du Sud, échappé aux embouteillages en passant par les voies secondaires et traversé la Géorgie sans problème. Même si le changement de cargaison a été rapidement effectué par une équipe de pros, il m’aurait fallu plus de temps pour me permettre de visiter Atlanta. Je me suis contenté de faire quelques détours pour admirer les endroits les plus notables comme le parc du centenaire, construit pour les Jeux olympiques de 1996, à côté du musée « World of Coca-Cola » à la gloire de la célèbre boisson à bulles – je ne savais même pas que ce truc-là existait ! –, jouant les touristes en bâillant par le pare-brise.

J’ai dîné bien sagement dans un relais routier assez quelconque où la nourriture, à défaut d’être bonne, était abondante. Une fois regagné ma couchette, j’ai maté un match de base-ball tellement inintéressant que je me suis endormi avant la fin. Ce sont les pubs à la musique tonitruante qui m’ont réveillé en sursaut. Aujourd’hui, il est temps de m’arrêter pour déjeuner. Mon Kenworth adoré et moi venons d’atteindre la sortie de Nashville, dans le Tennessee.

Il est trop tôt pour manger, je n’ai pas vraiment faim, mais plus loin sur la I-24, il n’y a que des bouis-bouis immondes, dixit les autres chauffeurs de la D&D Wayne-Meyer. I-24 comme Interstates-24, cette autoroute entre États m’emmène vers St Louis dans le Missouri, prochaine étape de mon périple où une nouvelle cargaison m’attend.

Si j’avais pu m’attarder, j’aurais bien été écouter quelques concerts. Nashville est une ville très dynamique dans la production musicale, le temple de la Country. Avec mes potes, on venait fréquemment y faire la fête à l’époque où nous étions encore étudiants. Ce n’est pas la porte à côté depuis Chicago, mais c’était l’opportunité de belles fiestas qui m’ont valu quelques ennuis et une ou deux remontées de bretelles par mon paternel.

Mon bahut trouve sans problème sa place sur l’immense parking d’un resto routier, qui n’est qu’à moitié plein à cette heure. Une fois le moteur coupé et le camion sécurisé, alarme et caméras branchées, je me dirige vers l’établissement, pas vraiment pressé.

Je surprends une scène qui me met en alerte. À dix pas devant moi, une jeune femme est aux prises avec un gros type. Elle essaie d’échapper aux palpations de ses énormes paluches. Le mec tente même de l’entraîner avec lui.

— Lâchez-moi ! crie-t-elle en se débattant.

— Tu vas être bien gentille avec moi, ma poule, ordonne-t-il, tout en continuant à la secouer.

J’hésite à intervenir. Si ça tourne mal alors que j’ai joué les bons samaritains, ça va encore me retomber dessus. À cet instant précis, la fille me repère.

— Aidez-moi !

Elle recommence à se débattre avec ce qui semble être l’énergie du désespoir. Ses beaux yeux clairs me supplient. Il ne faut pas, je le sais, mais c’est plus fort que moi. Cette crevette n’a aucune chance contre le pachyderme. Je m’approche, enfonçant les mains dans les poches de mon jean, tout en annonçant :

— La demoiselle vous demande de lui rendre sa liberté.

— Occupe-toi de ton cul, connard ! me répond le mec en me lançant un regard chargé d’une haine sans doute plus due à la résistance de la petite nana qu’à mon intervention.

Mais il risque de la tourner contre moi, il ne va pas abîmer cette charmante friandise qui lui fait tellement envie.

— Tu la lâches ou j’appelle les flics. Je témoignerai que tu étais en train d’essayer de la violer.

Tout en parlant, je glisse mes doigts dans le coup-de-poing américain que je garde toujours sur moi pour ce genre d’urgence, me préparant à devoir me défendre. Le type pivote dans ma direction, faisant trembler les plis de graisse de son ventre boudiné dans une chemise trop ajustée.

— De quoi tu te mêles, trouduc ? Cette salope veut que je la trimbale, elle doit payer le prix !

— Elle n’a pas l’air d’accord.

La fille réussit soudain à se libérer par une torsion douloureuse du bras. Elle se précipite derrière moi, aussi effrayée que furieuse, ses longs cheveux roux à moitié échappés de sa pince flottant autour de son visage couvert de taches de rousseur. Elle frotte énergiquement l’endroit où l’autre la tenait et où une trace rouge est déjà bien visible.

— Reviens là, toi, lui ordonne le routier. On a un deal.

— Sûrement pas ! Vous deviez juste m’emmener.

La rage de voir un si joli petit lot lui filer entre les pattes déformant ses traits adipeux, l’homme se jette en avant pour tenter de la rattraper, me bousculant au passage. Par réflexe, mes mains jaillissent de mes poches. Je lui ajuste une droite en plein ventre, avant de reculer d’un bond pour éviter une riposte. Le mec se plie en deux, gémissant de douleur autant que de surprise. Mais je me méfie. Mon coup n’était pas assez fort pour mettre K.O. un tel mammouth. Je redoute une feinte et de devoir réellement me battre. L’autre souffle comme un taureau furieux, reste plusieurs secondes sans bouger. Il finit par se redresser en grimaçant. Il me balance un regard de pure haine avant de, soudain, tourner les talons et de se ruer vers une vieille camionnette.

— Sale petite allumeuse ! hurle-t-il par la vitre ouverte.

Il démarre comme un malade, projetant de la caillasse partout. Passant à notre hauteur, il tente même de nous cracher dessus.

— Pauvre naze.

Je range mon poing américain à sa place, au fond de ma poche, alors que la fille se tient toujours immobile près de moi.

— Je… euh… merci, bafouille-t-elle brusquement. C’était très sympa de m’aider.

— De rien.

— Je m’appelle Amber, m’annonce-t-elle, avec un sourire qui me paraît un peu timide.

— Derek.

Elle resserre sa prise sur la bretelle de son petit sac à dos. Elle hésite. J’oublie de la presser, trop intéressé par le contraste spectaculaire entre sa chevelure de feu qu’elle a rattaché et sa peau claire. Elle finit par se lancer.

— Je cherche toujours un transport. Je vais vers l’ouest.

Une alarme se déclenche dans ma tête. Cette fille est jeune, excessivement mignonne. Elle tremble encore… ou du moins, elle fait très bien semblant. Tous les camionneurs ont entendu parler du coup de l’appât. Une jolie fille en « danger » se fait prendre en stop et, une fois sur la route, ses complices se chargent de dépouiller le chauffeur qui s’est imprudemment imaginé être un héros. Amber – si tel est vraiment son prénom – a le profil d’un parfait appât. La mise en scène de la pauvre petite nana agressée à laquelle je viens d’assister correspond en tout point à ce scénario contre lequel on m’a mis en garde plus d’une fois.

En plus, à bien y réfléchir, le gros type a renoncé à la bagarre un peu trop facilement. Je sais évaluer ma force de frappe, et là il n’y avait pas de quoi le plier en deux. Il m’a très opportunément laissé le champ libre avec la sensation d’être un preux chevalier ayant remporté les faveurs de la belle.

— Vous allez où ? insiste-t-elle devant mon silence qui s’éternise.

— Seattle.

— Moi aussi ! s’écrie-t-elle, avec un sourire à damner un saint. J’ai de la chance. Emmenez-moi ! Je ne vous dérangerai pas. Vous oublierez que je suis dans votre camion.

Son attitude, son enthousiasme excessif, tout conforte ma conviction. Cette fille est un appât d’autant plus sublime pour moi qui craque sur les rousses. J’éprouve une colère sourde à ce que mon idéal féminin soit ainsi perverti. Par acquit de conscience, je la teste.

— Si je t’embarque, tu partages mon pieu.

Elle se raidit aussitôt et recule d’un pas. Son visage se ferme, comme si elle était choquée. Déjà pâle, elle devient livide. Pourtant, au lieu de me traiter de salaud et autres épithètes que mériterait ma proposition immonde, je la vois qui m’examine de la tête aux pieds. Son regard parcourt ensuite le parking, s’arrête un instant sur les quelques mecs qui font le plein à la station-service, avant de revenir se fixer sur moi. Elle fait semblant de réfléchir au peu d’options qui s’offre à elle. Affichant un air désespéré qui devrait lui valoir un Oscar, elle murmure un inaudible « d’accord » qui a toutes les apparences de la résignation. Je ne suis pas surpris de ses simagrées ni de sa réponse, mais c’est une comédienne exceptionnelle.

Continuant mon test, j’exige :

— Montre-moi tes papiers. Pas question d’avoir des embrouilles avec une mineure.

Sans discuter, elle sort son portefeuille de son sac et me tend son permis de conduire. Il paraît authentique. « Amber Meadows » aurait dix-huit ans, elle est née à Winter Haven, un bled de Floride dont je n’ai jamais entendu parler. Je lui rends la carte plastifiée et, sur une impulsion incontrôlable, je l’attrape par le bras, l’entraînant vers l’extrémité du parking, à l’opposé du restaurant.

— Je veux un acompte, maintenant !

Qu’est-ce qui me prend de dire ça ? De faire ça ?

A suivre…

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