Prologue
La lourde grille métallique coulissa avec lenteur sur ses rails, dans un bruit agressif de ferraille et de moteur électrique fatigué.
— Vas-y, mon gars, marmonna le gardien ensommeillé.
Depuis sa guérite, il fit signe au jeune homme de passer. Il le regarda faire quelques pas, franchir la limite de clôture. Un homme… c’était encore un môme qui semblait hésiter à sortir de sa geôle pour reprendre sa liberté.
Si jeune et déjà endurci par la vie, pensa le vieux fonctionnaire en appuyant sur le bouton de fermeture de la porte.
— Ne replonge pas, gamin.
— J’y compte bien.
— Bonne chance.
Le garçon le salua, chargea son sac sur l’épaule et commença à avancer. Il entendit le sinistre bruit de verrouillage de la serrure, si semblable à celui de toutes les prisons du monde et qui hantait ses nuits, mais il ne se retourna pas pour s’assurer que cette fois il était vraiment dehors.
Il inspira l’air froid et piquant du matin. Quand il relâcha sa respiration, celle-ci fit un nuage de vapeur. Pourquoi fallait-il que les libérations aient toujours lieu à l’aube ? À cette heure, le soleil était à peine levé, la brume couvrait encore la forêt. D’ailleurs, comme il s’y attendait, un petit vent glacial se faufila entre son tee-shirt et son vieux blouson en jean. Un frisson le parcourut. Il n’y prêta pas attention, habitué qu’il était à ignorer les besoins de son corps et à travailler dehors.
Un peu désorienté tout de même, il s’arrêta au bord du parking où se trouvaient deux ou trois voitures appartenant au personnel de nuit. Avant de se décider à prendre la route, il posa son paquetage. Il ouvrit le vieux sac de toile à la recherche d’un objet bien précis. Il laissa échapper un soupir de soulagement en trouvant son couteau au milieu des vêtements froissés. Au moins celui-là, les flics ne le lui avaient pas piqué. Ce n’était pas une arme exceptionnelle, mais c’était quand même un balisong avec une lame en titane.
D’un geste souple du poignet, il fit pivoter la partie mobile du couteau papillon pour vérifier que deux années enfermé dans un sac, stocké dans une remise humide, n’avaient pas détérioré le mécanisme. La lame brillante et effilée jaillit. D’un mouvement inverse et expert, il lui fit réintégrer son logement. Elle s’enclencha à la perfection. Rasséréné, il le glissa dans la poche arrière de son pantalon, où sa place avait toujours été.
Il se redressa et frotta ses mains l’une contre l’autre, soufflant dessus pour les réchauffer. Avec un soupir résigné, il remit le havresac contenant tout ce qu’il possédait sur son épaule, et regarda devant lui, vers la ligne d’horizon.
Personne ne l’attendait pour le ramener en ville et célébrer sa sortie. D’ailleurs, lui-même considérait qu’il n’avait rien à fêter. Il n’était pas libre, mais bénéficiait d’un aménagement de peine : une libération conditionnelle pour bonne conduite.
Il avait refusé de prévenir sa famille ou ses anciens amis malgré l’insistance du travailleur social qui le suivait. Celui-ci n’avait cessé de lui répéter qu’il fallait être entouré pour s’en sortir. Le fonctionnaire ne l’avait pas écouté quand il avait essayé de lui expliquer que même la plus déprimante des solitudes serait préférable à ce qu’il laissait derrière lui. Cette fois, il ne replongerait pas. Jamais, il ne remettrait les pieds en prison, il se l’était juré. Il fallait qu’il fasse table rase de son passé, qu’il se débarrasse des parasites qui l’avaient entraîné plusieurs fois vers le fond.
Loin d’être idiot, il savait aussi que l’avenir allait être difficile. Quand on n’a pas encore vingt et un ans, un casier judiciaire épais comme une encyclopédie, aucune véritable formation professionnelle et des dettes d’une centaine de milliers de dollars, la partie n’est pas gagnée d’avance.
Bonjour la pression, ironisa-t-il.
Les deux dernières années, il s’était démontré à lui-même qu’il était travailleur. Il s’était acharné à faire mentir l’assistante sociale de son enfance, celle qui lui avait toujours répété qu’il était « fainéant comme une couleuvre ».
Cette fois, il était décidé à se sortir des galères. Il lui faudrait juste un tout petit peu de chance en plus de sa volonté.
Il remonta l’allée jusqu’à la route, avant de s’immobiliser, dépité… Pas la peine d’espérer faire de l’auto-stop. Presque personne ne passait sur cette voie forestière dans la journée, alors à l’aube !
Inutile de rêver, il allait devoir marcher.
Un sourire ironique marqua ses traits juvéniles et séduisants : le dimanche précédent, lors de la messe – à laquelle son statut de détenu le contraignait à assister –, le pasteur avait fait une longue allégorie sur le chemin de croix et les difficultés de la route qu’empruntait la vie d’un homme, sur le fait qu’il fallait continuer à avancer quels que soient les problèmes, grâce à la force qu’insufflait le Seigneur.
— Quelles conneries ! marmonna-t-il. C’est chacun sa merde dans ce monde.
Hésitant, il s’arrêta sur le bord de la chaussée. Quand il arriverait au carrefour, il aurait le choix : soit prendre à gauche, et il lui faudrait alors marcher huit miles, en montée, pour atteindre un arrêt de bus qui le mènerait à Annapolis, ville où il n’était jamais allé. Soit prendre à droite et parcourir neuf miles, en descente, pour rejoindre une gare. Le train le ramènerait à Baltimore, dont il connaissait par cœur les quartiers les plus pourris et la plupart des ordures qui les peuplaient.
Il en était là de ses réflexions moroses quand il entendit un bruit de moteur. Il avisa une Ford Crown Victoria noire qui venait dans sa direction. La voiture s’arrêta et se gara sur le bas-côté. C’était « la » voiture typique de la police. Et bien sûr, il y avait un mec au volant : le sergent Terrence McMillan du commissariat du troisième district nord de Baltimore.
Leurs regards se heurtèrent violemment à travers le pare-brise.
Le conducteur ouvrit la portière et descendit sans se presser. Au lieu de venir à sa rencontre, le flic s’appuya sur le capot du véhicule, croisant les bras dans une posture provocatrice.
Sans le quitter un instant des yeux, l’ex-prisonnier rajusta la lanière de son sac sur son épaule et se mit en marche, résolu à ignorer ce type qui le narguait. Sa liberté avait déjà un goût amer… Le flic leva la main et fit glisser son pouce sur la fine cicatrice qui barrait son menton. Une marque faite par la lame que le jeune homme venait de ranger dans sa poche.
En s’approchant, il se fit la réflexion qu’ils ne devaient pas avoir beaucoup d’écart d’âge tous les deux : trois ou quatre ans, au plus. Mais en réalité, une galaxie les séparait. Son ennemi de longue date était élégant avec son pantalon noir, son gros pull en cachemire et un épais blouson de cuir, alors que lui ne portait que de vieilles fringues fripées qui sentaient le moisi.
Il retint un nouveau sourire ironique face à la situation. S’il avait eu la chance d’avoir des parents normaux, de faire des études, il aurait pu être à la place de ce type. Il s’avouait sans honte qu’il l’enviait. Ce gars avait une famille, un bon job et sans doute une jolie petite nana pour s’éclater au lit. Lui n’avait jamais rien eu d’autre qu’une mère camée, son habileté au couteau et un énorme lot d’emmerdes.
Lorsqu’il passa devant le flic, sans ralentir l’allure, celui-ci persifla :
— La prochaine fois, tu n’auras pas une procureure trop sensible pour te sauver la mise. À la première connerie, je ne te louperai pas.
Sur cet avertissement, le jeune policier remonta dans sa voiture et démarra sans attendre.
— Connard ! T’aurais au moins pu me déposer, ronchonna le voyou.
Il mit un coup de pied dans un caillou et soupira. Sans le vouloir, ce crétin venait de lui donner la réponse à son dilemme. Pas question de croiser une nouvelle fois ce flic acharné, aussi tenace qu’un pitbull, et de risquer d’atterrir en tôle juste pour avoir traversé en dehors des clous.
Il enfonça mieux sa casquette de baseball sur sa tête, prit une grande inspiration et s’attaqua à la côte. Vers le sommet de la colline, vers l’inconnu et vers une nouvelle vie.
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