#3 – Pari entre amours – Extrait


Chapitre 1

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Un rayon de soleil joueur et matinal se faufila entre les doubles rideaux mal fermés, réveillant Ashley Leister. Pour lui échapper et dans l’espoir de se rendormir, la jeune femme fit l’effort de rouler sur elle-même en direction de l’autre bout du lit king size, sur le deuxième oreiller froid qui n’accueillait plus personne depuis trop longtemps. Ce mouvement la fit gémir de douleur. Une migraine lancinante vrillait ses tempes, rappel vicieux de ses excès alcoolisés de la veille.

— Bon anniversaire, ma vieille, murmura-t-elle en tirant les draps par-dessus sa tête dans un grognement de dépit.

Elle était stupide. Cette idée d’aller faire la fête était idiote et puérile. C’était une pauvre tentative pour se persuader qu’elle survivait au tsunami qui avait ravagé sa vie. Un mois auparavant, Josh l’avait une nouvelle fois quittée…

Josh, son copain de lycée, son unique amour, son âme sœur… Mais aussi le célèbre Joshua Forester, sculpteur et artiste de génie, imprévisible, secret, caractériel pour certains, autiste pour d’autres, recherché dans tous les milieux de l’art contemporain, familier des stars et des milliardaires. Son homme.

Ils avaient vécu ensemble six mois. Six mois d’amour, de complicité, de bonheur… Tout n’avait pas été rose et idyllique ! Ashley ne se voilait pas la face. Ils avaient eu des disputes, nombreuses, certaines portant sur des points très importants et susceptibles de compromettre leur avenir commun, mais elle pensait qu’ils avaient affronté le plus dur quand la situation lui avait explosé au visage. Dès le début de leur vie commune, Josh lui avait dit qu’il soupçonnait son ex de vouloir la récupérer. Si, dans les premiers temps, Ashley avait fait l’autruche, refusant de le croire, elle avait fini par se rendre compte qu’il avait raison. Elle s’était débarrassée de Russell, mais trop tard. Le même soir, la monstrueuse crise de jalousie de Josh l’avait prise totalement au dépourvu. Elle n’avait vu aucun signe avant-coureur, elle n’avait perçu aucune alerte et, s’il y en avait eu, elle les avait pitoyablement manqués. Elle avait été aveugle. Car, même si Josh avait dit qu’il ne voulait plus entendre parler de Russell, elle avait cru que c’était parce qu’à ses yeux c’était une histoire terminée et qu’il souhaitait ne pas être en concurrence avec ses souvenirs. Il n’avait jamais manifesté de tendance à la jalousie. Il disait lui faire confiance, ne posait pas la moindre question sur les personnes qu’elle fréquentait en dehors de lui, ne mettait jamais en doute ses explications.

Sauf ce jour-là.

Il l’avait accusée du pire, sans lui laisser la moindre chance de se défendre. Elle devait même avouer qu’il lui avait fait peur. Un instant, au cours de la dispute, Ashley avait craint qu’il la frappe, tant il était en colère alors qu’elle ne l’avait toujours connu que calme et maître de lui. Stupéfaite, elle avait découvert que Josh la soupçonnait depuis des semaines d’avoir renoué une liaison avec Russell, mais qu’il avait continué à se conduire normalement – autant que le comportement habituel de Josh puisse être qualifié de normal –, lui mentant sans vergogne, se comportant comme un petit ami amoureux et confiant alors qu’en réalité il guettait le moindre faux pas, comme un chasseur guette sa proie. Et ce soir-là, il avait cru l’avoir prise en faute…

Josh était parti en claquant la porte, et elle ne l’avait plus revu depuis cette soirée maudite. Elle n’avait même pas pu tenter de s’expliquer. Le lendemain soir, en rentrant de l’université, alors qu’elle espérait encore pouvoir discuter avec lui, le ramener à la raison, prête à tout lui pardonner, elle avait découvert sur l’ordinateur la vidéo qui avait anéanti tous ses espoirs. Dans cet enregistrement, Josh lui demandait pardon d’avoir douté d’elle – il avait incidemment eu la preuve de son innocence, fournie par Russell lui-même. Il s’excusait de son comportement, prenant sur lui une grande partie de la responsabilité ce qui n’allait pas dans leur couple et s’accusant d’être un inadapté social. Josh en arrivait à la conclusion qu’il n’était pas capable de vivre en couple, lui qui gérait si mal ses émotions. Il s’en voulait de l’avoir fait souffrir, et avouait être perdu. Il terminait son message en lui expliquant qu’il préférait partir loin d’elle pour réfléchir, mais en lui promettant qu’il allait revenir… un jour.

Depuis, Ashley s’accrochait à cette promesse pour ne pas sombrer dans la dépression. Josh n’avait donné aucune nouvelle, et ce qui devait être une pause ressemblait de plus en plus à une séparation définitive. Il ne l’avait pas contactée, n’avait jamais répondu à ses appels, ni à la multitude de mails et de SMS qu’elle lui avait envoyés. Au début, elle l’avait supplié de revenir au mépris de son amour-propre ; depuis trois semaines, elle se contentait de l’interroger sur sa santé, car elle était inquiète. Ashley avait découvert sur l’agenda en ligne du site internet de l’artiste qu’il avait annulé toutes ses participations à des événements professionnels. Il avait disparu de la surface du globe. Elle ne pouvait qu’attendre en se rongeant les sangs qu’il veuille bien réapparaître.

Grognant, Ashley se retourna une nouvelle fois, consciente qu’elle n’avait plus aucune chance de retrouver le sommeil. Elle avait commis l’erreur de penser à Josh… Il ne lui restait plus d’autre option que de se lever pour éviter de déprimer seule au fond de son lit. Basculant les jambes, elle se leva avec une lenteur prudente, sa tête n’étant pas très stable et son équilibre global incertain.

— La gueule de bois pour mes vingt-cinq ans ! Chouette, ça manquait au tableau de mes plus brillantes réussites, ironisa-t-elle à haute voix avant de serrer les dents de douleur.

Elle atteignit la salle de bains attenante à la chambre, mais hésita à allumer la lumière. Elle adorait cette pièce très design, équipée d’une grande baignoire à remous deux places – presque un jacuzzi – et d’une immense douche multijets. Elle avait des souvenirs torrides – partagés avec Josh – dans cette pièce. Seulement l’éclairage y était impitoyable, digne d’une loge de théâtre. Ashley craignait ce qu’elle allait découvrir dans le miroir. S’en tenant aux résolutions du mois précédent, elle inspira profondément, prit son courage à deux mains et appuya sur l’interrupteur. Son reflet fut aussi terrible que ce qu’elle craignait : yeux cernés, teint blafard, cheveux gras… moral en berne.

Joyeux anniversaire, Ashley !

Elle se débarrassa du tee-shirt gris de Josh qu’elle portait. Même s’il avait fait ses valises, il n’avait emporté qu’une partie de ses affaires, lui laissant espérer qu’il reviendrait un jour… au moins pour chercher le reste. En attendant, pour le sentir contre elle, Ashley s’était approprié ses vêtements : ses maillots pour dormir, ses pulls pour se tenir chaud pendant ses longues soirées solitaires passées devant la télévision à ressasser toutes les erreurs qu’elle avait commises, mois après mois, dans la gestion de leur relation. La solitude qui lui broyait le cœur l’avait obligée à réfléchir à son comportement passé – pour le moins immature et irréfléchi –, à ce qu’elle voulait pour l’avenir, et ce qu’elle était prête à faire pour l’obtenir.

L’eau chaude lui fit du bien, et les capsules d’aromathérapie apaisèrent un peu sa migraine. Elles atténuèrent aussi sa sensation d’être cernée par un nuage poisseux et alcoolisé. Quand la jeune femme sortit de la cabine, avec l’impression d’être à peu près redevenue elle-même, elle s’enroula en frissonnant dans une grande serviette éponge. Se plantant devant le miroir, Ashley repoussa ses cheveux en arrière d’une main impatiente et s’examina sans complaisance. Elle avait perdu du poids, cela n’allait pas plaire à Josh…

Enfin, s’il se soucie encore un peu de moi, songea-t-elle dans un moment d’abattement avant de se reprendre. Pauvre cloche ! Il s’est toujours soucié de ta santé, arrête de jouer les victimes !

Pour essayer de dissimuler la perpétuelle pâleur de son visage, plutôt que de s’enduire de fond de teint, Ashley avait opté pour le châtain clair au lieu de sa couleur naturelle, plus foncée. Si elle avait atteint son but – son entourage professionnel remarquant le changement mais pas sa mauvaise mine –, elle n’arrivait pas à s’habituer à cette teinte. Hormis Donovan, son meilleur ami, toutes les personnes qui la connaissaient bien, celles qui auraient pu détecter la supercherie, comme sa mère ou sa tante Barbara, vivaient loin, et la jeune femme ne les avait pas revues depuis la catastrophe qui avait ravagé sa vie. En fait, si étonnant que cela puisse paraître – à part Donovan –, personne ne savait que Josh l’avait quittée. Les premiers jours, Ashley était trop mal pour aborder le sujet au téléphone avec qui que ce soit. Puis elle s’était rendu compte dans la conversation que ni Stacy ni Jane, et par conséquent ni Thomas ni Eddy, n’étaient au courant de leur séparation. Pourtant, Josh devait communiquer régulièrement avec ses deux meilleurs amis, autrement ceux-ci se seraient inquiétés de son silence. Même Edna ne paraissait pas savoir que son petit-fils avait déserté.

Connaissant le caractère particulier de Josh, il était capable de maintenir le black-out sur la vérité aux yeux de ses proches tant qu’il n’était pas prêt à fournir une explication. Alors elle avait fait de même, repoussant l’échéance. Espérant même pouvoir inverser le cours de l’histoire et le ramener auprès d’elle. Effet pervers de ce silence, Ashley n’osait plus fréquenter Kate Saint-John. Elle avait trouvé une collection d’excuses liées à l’approche des examens pour éviter de la voir. La dernière fois, elle avait senti la déception de Kate, mais elle restait persuadée que c’était une décision prudente. Psychologue de formation, son amie aurait tout de suite compris que quelque chose clochait. De plus, Ashley ne voulait pas être tentée de lui poser des questions au sujet de Josh. En effet, Andrew, le mari de Kate, était l’un de ses principaux mécènes et un ami. Elle était persuadée qu’ils étaient toujours en contact.

Séchée, mais sans courage, Ashley renonça à s’habiller. Frissonnant toujours, elle se dépêcha d’enfiler le grand peignoir en éponge bleu marine laissé, lui aussi, par Josh. La jeune femme avait froid depuis son départ, et rien ne la réchauffait. C’était son cœur qui était comme pris dans les glaces, son âme qui grelottait en attendant le retour de son astre solaire. Traînant les pieds, elle descendit les deux étages qui la séparaient de la cuisine. Cette demeure – la maison que Josh avait dénichée quand son appartement de célibataire s’était révélé trop petit – était magnifique, mais elle était immense pour une personne seule… Ashley mit en route le percolateur. Attendant que l’eau chauffe, elle s’assit, non pas sur une chaise, mais sur le plan de travail comme le faisait souvent, avec désinvolture, Josh. Ses jambes pendaient dans le vide, battant la mesure d’un tempo imaginaire, pendant qu’elle laissait son regard errer sur le jardin.

— Il faudrait que je taille la haie, dit-elle à haute voix.

Elle avait négligé l’entretien du jardin, se contentant de donner dix dollars à Dylan, le fils de Magda, la voisine d’en face, chaque fois qu’il venait tondre. Depuis un mois, elle avait préféré s’abrutir d’activité pour tenir le coup le temps que la situation se dénoue. La méthode marchait : beaucoup travailler, manger – quand elle y pensait –, cumuler les activités, faire du sport jusqu’à l’épuisement pour au final réussir à tomber comme une masse et dormir quatre petites heures par nuit. Un soir, inquiet de son comportement hyperactif, Donovan lui avait proposé de sortir entre célibataires pour se détendre. N’ayant aucune raison de refuser, elle l’avait accompagné. En voyant toutes ces filles plus jeunes qu’elle s’amuser, Ashley avait réalisé qu’elle avait raté sa jeunesse. Avec son adolescence de petite fille sage et studieuse, axée sur ses ambitions, elle n’avait jamais vécu : pas de rébellion, pas de flirt, aucune erreur… rien. Le désert, le néant. C’était bien ce que Josh lui avait reproché : d’avoir fait passer ses objectifs professionnels avant tout le reste, et d’être incapable de s’intéresser à quoi que ce soit d’autre qu’aux mathématiques et à sa carrière universitaire.

Par défi et par désespoir pour tout ce qui n’allait pas dans sa vie, elle avait pris ce soir-là la première cuite de son existence. Un souvenir mémorable ! Chaperonnée par un Donovan mécontent de son comportement, consciente qu’elle ne risquait rien d’autre qu’une migraine carabinée, elle s’était lâchée. Elle avait encore honte en pensant à la manière dont elle avait vomi avant de s’effondrer en larmes dans les bras de son meilleur ami, qui avait passé tout son dimanche à tenter de lui remonter le moral.

Hier soir, elle avait malgré tout décidé de récidiver, pour oublier cet anniversaire qui s’annonçait solitaire, où elle allait être condamnée à jouer les jeunes femmes heureuses et épanouies à chaque appel téléphonique d’un de ses proches, sans compter les mensonges qu’elle se verrait obligée de débiter pour justifier l’absence de Josh. Ashley jeta un coup d’œil à la pendule murale. La valse n’allait sans doute pas tarder à commencer, ses parents mettant un point d’honneur à toujours être les premiers malgré le décalage horaire entre New York et la Californie. Ramenée au présent par le bip de la machine à café, elle sauta du comptoir sans aucun souci d’élégance, ses pieds nus heurtant le carrelage froid. Elle se fit couler un expresso très fort avant de renoncer à remonter sur son perchoir. Elle se laissa tomber sur la chaise la plus proche, déjà fatiguée par cet effort.

Dans le silence de la cuisine, le simple bruit de sa cuillère frottant les bords de la tasse lui devint vite insupportable. Elle attrapa son téléphone portable et appela Donovan.

— Bon anniversaire, vieille peau ! claironna-t-il en décrochant presque aussitôt.

— Merci, mais si je me souviens bien, tu as deux mois de plus que moi.

— Exact, mais ce sont deux grands mois de sagesse.

Cette complicité dénuée de toute ambiguïté faisait un bien fou à Ashley. Sans le soutien de Donovan, elle n’aurait sans doute pas tenu jusqu’à aujourd’hui ni remis en cause son comportement passé et pris d’importantes décisions.

— Tout va bien ? s’enquit-il, soudain très sérieux.

— J’ai mal à la tête. Ce n’est pas génial, mais ça va. C’est moins pire que la dernière fois. Je dois commencer à tenir l’alcool. La preuve : je n’ai pas vomi !

— Génial, j’en suis ravi ! Ce détail scatologique donne une touche tout à fait raffinée à mon petit déjeuner. Pouahhh !

— À ton service !

Elle s’accorda le temps d’avaler une gorgée de café, laissant Donovan faire sans doute la même chose de son côté puisqu’il ne parlait plus.

— Au fait, reprit-elle un peu gênée mais sachant qu’elle se devait de le faire, je voulais te remercier.

— Pourquoi ?

— Pour hier soir. Pour avoir supporté mes jérémiades pendant tout le dîner.

— Tu as fait la même chose pour moi, il n’y a pas si longtemps, rappela-t-il.

— Oui, mais je n’ai jamais eu à te ramener chez toi complètement saoul, à te coucher et à te border. C’est la honte de l’avouer, mais je n’ai aucun souvenir clair après le deuxième cocktail. Je crois que j’ai même eu l’impression à un moment que… tu étais Josh. Dans le taxi, puis quand tu m’as portée dans l’escalier.

— Ashley… commença Donovan au comble de l’embarras. Je ne t’ai pas ramenée chez toi. Je ne t’ai pas non plus portée là-haut.

À cet instant, un frisson parcourut le dos de la jeune femme. Elle pivota lentement sur sa chaise. Une haute silhouette se tenait dans l’embrasure de la porte de l’atelier… Cette porte qu’elle maintenait hermétiquement close et verrouillée depuis le départ de Josh. Des points noirs commencèrent à flotter devant les yeux d’Ashley, elle sentit sa tête tourner. Ses oreilles sifflèrent, elle crut qu’elle allait s’évanouir mais, quand elle vacilla, deux mains solides la rattrapèrent, la firent s’incliner vers l’avant, mettre la tête entre les genoux.

— Respire.

A suivre…




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